Mort aux Arabes!
Uri Avnery
DEMAIN, ce sera le 32e anniversaire du premier "Jour
de la Terre", un des événements qui jalonnent l'histoire
d'Israël.
Je me souviens bien de ce jour. J'étais à l'aéroport Ben
Gourion, au départ pour une rencontre secrète à Londres
avec Saïd Hamami, émissaire de Yasser Arafat, quand quelqu'un m'a
dit : "Ils ont tué beaucoup de manifestants arabes !"
Cela n'était pas totalement inattendu. Quelques jours auparavant, nous
– les membres du tout nouveau Conseil israélien pour la paix israélo-palestinienne
– avions remis au Premier ministre, Yitzhak Rabin, un mémorandum
urgent l'avertissant que l'intention du gouvernement d'exproprier d'énormes
parcelles de terres de villages arabes provoquerait une explosion. Nous y avions
joint une proposition de solution alternative, élaborée par Lova
Eliav, un vétéran expert des colonies.
Quand je suis revenu de l'étranger, le poète Yevi suggéra
que nous fassions un geste symbolique de chagrin et de regret pour les morts.
Trois d'entre nous, Yevi lui-même, le peintre Dan Kedar et moi sommes
allés déposer des couronnes sur la tombe des victimes. Ceci déclencha
une vague de haine contre nous. J'ai senti qu'il s'était passé
quelque chose d'une grande portée, que les relations entre Juifs et Arabes
à l'intérieur de l'État avaient fondamentalement changé.
Et en effet, l'impact du Jour de la Terre – comme l'événement
fut appelé – fut encore plus fort que le massacre de Kafr Kassem
de 1956 ou les tueries des événements d'octobre 2000.
LES RAISONS en remontent au tout premier jour de l'État.
après la guerre de 1948, seule une communauté
arabe petite, faible et apeurée pu rester à l'intérieur
de l'État. Non seulement environ 750.000 Arabes avaient été
déracinés du territoire qui était devenu l'État
d'Israël, mais ceux qui restaient n'avaient pas de dirigeants. Les élites
politiques, intellectuelles et économiques avaient disparu, la plupart
d'entre elles dès le début de la guerre. Le vide fut d'une certaine
façon comblé par le Parti communiste, dont les dirigeants avaient
été autorisés à rentrer de l'étranger –
principalement pour plaire à Staline qui, à l'époque, soutenait
Israël.
après un débat interne, les dirigeants du nouvel État décidèrent
d'accorder aux Arabes de l'"État juif" la citoyenneté
et le droit de vote. Cela n'allait pas de soi. Mais le gouvernement voulait
apparaître aux yeux du monde comme un État démocratique.
De mon point de vue, la raison principale était de politique partisane
: David Ben Gourion croyait qu'il pourrait amener les Arabes à voter
pour son propre parti.
Et en effet, la grande majorité des citoyens arabes votèrent pour
le parti travailliste (qui s'appelait alors Mapai) et ses deux partis arabes
satellites qui avaient été créés dans le même
but. Ils n'avaient pas le choix : ils vivaient dans un état de peur,
sous l'étroite surveillance des services de sécurité (alors
appelés Shin Bet). On disait à chacune hamulah (famille étendue)
arabe exactement comment voter, soit pour le Mapai, soit pour l'un des deux
autres partis subsidiaires. Étant donné que chaque liste électorale
avait deux piles de bulletins de vote, une en hébreu, une en arabe, il
y avait six possibilités pour les fidèles arabes dans chaque bureau
de vote, et il était facile pour le Shin Bet de faire en sorte que chaque
Hamula vote exactement comme on lui avait dit. Plus d'une fois Ben Gourion n'a
atteint la majorité à la Knesset que grâce à ces
votes captifs.
Au nom de la "sécurité" (dans les deux sens) les Arabes
furent soumis à un "gouvernement militaire". Chaque détail
de leur vie en dépendait. Ils avaient besoin d'un permis pour quitter
leur village et aller à la ville ou au village voisin. Sans la permission
du gouvernement militaire, ils ne pouvaient pas acheter un tracteur, envoyer
une fille au collège, obtenir un travail pour un fils, obtenir une licence
d'importation. Sous l'autorité du gouvernement militaire et d'un ensemble
de lois, d'énormes portions de terres furent expropriées pour
des villes juives et des kibboutz.
Une histoire gravée dans ma mémoire : mon regretté
ami, le poète Rashed Hussein du village Musmus, fut convoqué par
le gouverneur militaire de Netanya, qui lui dit : Le Jour de l'Indépendance
approche et je veux que vous écriviez un poème pour l'occasion.
Rashed, fier jeune homme, refusa. Quand il vint chez lui, il trouva toute sa
famille assise sur le sol et en larmes. D'abord, il pensa que quelqu'un était
mort, mais ensuite, sa mère cria : "Tu nous as détruits !
Nous sommes finis !" Alors le poème fut écrit.
Chaque initiative politique arabe indépendante fut étranglée
à sa naissance. Le premier groupe indépendant – le groupe
nationaliste al-Ard ("la terre") – fut purement et simplement
supprimé. Il fut déclaré illégal, ses dirigeants
furent exilés, son journal interdit – tout cela avec la bénédiction
de la Cour suprême. Seul le parti communiste fut autorisé à
rester, mais ses dirigeants furent aussi persécutés de temps à
autre.
Le gouvernement militaire ne fut démantelé qu'en 1966, après
le départ du pouvoir de Ben Gourion et peu de temps après mon
élection à la Knesset. après avoir manifesté contre
lui si souvent, j'eus le plaisir de voter pour son abolition. Mais en pratique,
très peu a changé – au lieu du gouvernement militaire officiel,
un gouvernement militaire non officiel est resté, comme l'essentiel de
la discrimination.
'LE JOUR DE LA TERRE" a changé la situation. Une
seconde génération d'Arabes avait grandi en Israël, plus
aussi timidement soumise, une génération qui n'avait pas connu
les expulsions de masse et dont la situation économique s'était
améliorée. L'ordre donné aux soldats et aux policiers de
tirer sur eux provoqua un choc. Ainsi un nouveau chapitre a commencé.
Le pourcentage de citoyens arabes dans l'État n'a pas changé :
des premiers jours de l'État à aujourd'hui, il tourne autour de
20%. Le taux plus élevé de croissance naturelle de la communauté
musulmane était compensé par l'immigration juive. Mais les nombres
absolus ont cru de façon significative : de 200.000 au début de
l'État à près d'1,3 million – deux fois la taille
de la communauté juive qui avait fondé l'État.
Le Jour de la Terre changea aussi spectaculairement l'attitude du monde arabe
et des Palestiniens à l'égard des Arabes d'Israël. Jusqu'alors
ils étaient considérés comme des traîtres, des collaborateurs
de l'"entité sioniste". Je me rappelle une scène en
1965 d'une rencontre organisée à Florence par le légendaire
maire Giorgio La Pira, qui essayait de réunir ensemble des personnalités
d'Israël et du monde arabe. A l'époque ce fut considéré
comme une entreprise courageuse.
Durant une des pauses, j'étais en train de bavarder avec un diplomate
égyptien de haut rang sur une place ensoleillée à l'extérieur
du lieu de la conférence, quand deux jeunes Arabes d'Israël, qui
avaient entendu parlé de la conférence, s'approchèrent
de nous. après nos accolades, je les ai présentés à
l'Égyptien, mais celui-ci leur tourna le dos et s'exclama : "Je
suis prêt à parler avec vous, mais pas avec ces traitres !"
Les événements sanglants de la Journée
de la Terre ramenèrent les "Arabes d'Israël" dans le sein
de la nation arabe et du peuple palestinien, qui aujourd'hui les appellent "les
Arabes de 1948".
En octobre 2000, des policiers ont encore tiré et tué
des citoyens arabes, quand ceux-ci ont essayé d'exprimer leur solidarité
avec les Arabes tués à l'Esplanade des Mosquées (Mont du
Temple) à Jérusalem. Mais entretemps, une troisième génération
d'Arabes avaient grandi en Israël, nombre d'entre eux, en dépit
de tous les obstacles, avaient fait des études supérieures et
étaient devenus hommes d'affaires, hommes politiques, professeurs, avocats,
et médecins. Il est impossible d'ignorer cette communauté –
même si l'État essaie de tout faire pour cela. De temps en temps,
on entend des réclamations à propos de la discrimination, mais
tout le monde se dérobe devant la question fondamentale : quel est le
statut de la minorité arabe qui a grandi dans l'État qui se définit
lui-même officiellement comme "juif et démocratique"
?
UN DIRIGEANT de la communauté arabe, le regretté
membre de la Knesset Abd-el-Aziz Zuabi, a ainsi exprimé ce dilemme :
"Mon État est en guerre avec mon peuple". Les citoyens arabes
appartiennent à la fois à l'État d'Israël et au peuple
palestinien. Leur appartenance au peuple palestinien va de soi. Les citoyens
arabes d'Israël, qui depuis quelque temps ont tendance à s'appeler
"Palestiniens d'Israël", ne sont qu'une part du peuple palestinien
dispersé, qui comprend de nombreuses branches : les habitants des territoires
occupés (aujourd'hui eux-mêmes séparés entre la Cisjordanie
et la bande de Gaza), les Arabes de Jérusalem-Est (officiellement "résidents"
mais pas "citoyens" d'Israël), et les réfugiés
vivant dans de nombreux pays différents, chacun sous un régime
particulier. Toutes ces branches ont un fort sentiment d'appartenance commune,
mais la conscience de chacune est formée par sa situation particulière.
Quelle est la force de la composante palestinienne dans la
conscience des citoyens arabes d'Israël ? Les Palestiniens des territoires
occupés se plaignent souvent qu'elle s'exprime principalement en mots,
mais pas en actions. Le soutien apporté par les citoyens arabes d'Israël
à la lutte de libération est surtout symbolique. Ici et là
un citoyen est arrêté pour avoir aidé un kamikaze, mais
ce sont de rares exceptions.
Quand l'extrémiste anti Arabe Avigdor Lieberman proposa
qu'un groupe de villages arabes d'Israël proches de la Ligne verte (appelés
'"Le Triangle") reviennent au futur État palestinien en échange
des blocs de colonies juives en Cisjordanie, pas une seule voix arabe ne s'est
élevée pour le soutenir. Cela est un fait très significatif.
La communauté arabe est beaucoup plus attachée à Israël
qu'il ne semble à première vue. Les Arabes jouent un rôle
important dans l'économie israélienne, ils travaillent dans l'État,
paient les impôts à l'État. Ils bénéficient
de la sécurité sociale – c'est normal puisqu'ils paient
pour cela. Leur niveau de vie est beaucoup plus élevé que celui
des frères palestiniens des territoires occupés et d'ailleurs.
Ils prennent part à la démocratie israélienne et ne désirent
pas vivre dans des régimes comme ceux d'Égypte et de Jordanie.
Ils ont de nombreuses raisons de se plaindre – mais ils vivent en Israël
et continueront de le faire.
CES DERNIÈRES ANNÉES, des intellectuels de la troisième
génération arabe d'Israël ont publié plusieurs propositions
pour la normalisation des relations entre la majorité et la minorité.
Il existe, en principe, une alternative principale :
Première solution : Israël est un État juif,
mais un autre peuple y vit aussi. Si les Israéliens juifs ont défini
des droits nationaux, les Israéliens arabes doivent aussi définir
des droits nationaux. Par exemple dans les domaines de l'éducation, de
l'autonomie culturelle et religieuse (comme le jeune Vladimir Jabotinsky l'a
demandé il y a une centaine d'années pour les Juifs de la Russie
tsariste). Ils doivent être autorisés à avoir des relations
libres et ouvertes avec le monde arabe et le peuple palestinien, comme les relations
entre les citoyens juifs avec les Juifs de la Diaspora. Tout ceci doit être
inscrit dans la future constitution de l'État.
Deuxième solution : Israël appartient à
tous ses citoyens, et seulement à eux. Tout citoyen est israélien,
tout comme tout citoyen des États-Unis est citoyen américain.
Dès lors que l'État est concerné, il n'y a pas de différence
entre un citoyen et un autre, qu'il soit juif, musulman ou chrétien,
Arabe ou Russe, tout comme, du point de vue de l'État américain,
il n'y a pas de différence entre les citoyens blancs, bruns ou noirs,
qu'ils soient d'origine européenne, africaine ou asiatique, protestants,
catholiques, juifs ou musulmans. Dans le langage israélien, cela s'appelle
"un État de tous ses citoyens".
Il va sans dire que je préfère la seconde solution,
mais je suis prêt à accepter la première. Chacune des deux
est préférable à la situation existante, où l'État
prétend qu'il n'y a pas de problème à part quelques traces
de discrimination qui subsistent (sans faire quoi que ce soit contre cela).
Si on n'a pas le courage de soigner une blessure, celle-ci s'infecte. Dans les
matchs de football, la racaille crie "Mort-aux-Arabes !" et les députés
d'extrême droite de la Knesset menacent d'expulser les membres arabes
de leur Institution, et aussi de l'État.
Au trente-deuxième anniversaire de la Journée
de la Terre, alors que le soixantième anniversaire du Jour de l'Indépendance
est proche, il est temps de prendre le taureau par les cornes.
Article en anglais, "Death to the Arabs !",
Gush Shalom, 29 mars 2008 : http://zope.gush-shalom.org/home/en/channels/avnery/1206829001/
Transmis par www.michelcollon.info
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